Une étude complexe
Il existe néanmoins plusieurs niveaux de lecture dans des domaines tout à fait distincts. Il faut d’abord avertir le lecteur de la construction même du texte. Le Coran a été révélé, par séquences inégales et parfois par chapitres entiers (sourates), sur une durée de vingt-trois années. Le texte, dans sa composition finale, ne suit pas l’ordre chronologique ni d’ailleurs la logique d’un ordre thématique strict. Deux impressions surgissent au moment de la lecture : la répétition des histoires de Prophètes et des formules et des informations qui renvoient à des situations historiques particulières que le Coran ne précise pas. La compréhension, à ce premier niveau de lecture, exige du lecteur un double travail : si la répétition est, sur le plan spirituel, un rappel et une revivification, elle exige, sur le plan intellectuel, un travail de recomposition. Les histoires d’Eve et d’Adam ou encore de Moïse, par exemple, sont rapportées à plusieurs reprises avec des éléments différents sans être contradictoires : c’est à l’intelligence humaine de recomposer la trame de la narration afin de réunir tous les éléments permettant d’appréhender les faits. Cela n’est pas suffisant. Il faut encore tenir compte du contexte auquel se réfèrent les faits narrés : tous les commentateurs, sans distinction d’écoles de droit, sont d’accord pour dire que certains versets du texte révélé (notamment ceux qui font référence à la guerre, mais pas uniquement) parlent de situations précises qui ont eu lieu au moment de leur révélation. Il est impossible, sans rapport à la contingence historique, d’en tirer des enseignements bruts sur telle ou telle dimension de l’islam : ici, l’intelligence est invitée à observer les faits, à les étudier en fonction d’un environnement et à en tirer des principes à travers une étude dialectique du texte et du contexte. Travail exigeant qui requiert une étude, une spécialisation et une grande prudence, nous dirions même une extrême pudeur, intellectuelle.
Le second niveau de lecture est non moins exigeant. Le texte coranique est avant tout l’énoncé d’un message dont le contenu est d’abord d’ordre moral. Au fil de ses pages se construit l’éthique musulmane, ses fondements, ses valeurs et sa hiérarchie. Ainsi, une lecture linéaire, qui ne respecte pas la chronologie ni la distinction des genres de l’énonciation, est de nature à désorienter le lecteur et à produire des incohérences voire des contradictions. Il convient, lorsque l’on tente de déterminer les contours du message moral de l’islam, d’aborder le texte sous un autre angle : alors que les histoires des Prophètes s’élaborent, d’élément en élément, à partir des narrations répétées mais toujours différentes, l’étude des catégories de l’éthique nécessite d’abord une approche globale du message puis ensuite l’extraction, en fonction des différents domaines de l’agir humain, des principes et des valeurs qui constituent ladite morale. Les modalités de ce second niveau de lecture sont exactement à l’opposé du premier mais elles le complètent et permettent aux ulama’ le passage de la narration d’une histoire prophétique à la codification de son enseignement spirituel et éthique.
Il reste encore un troisième niveau de lecture qui nécessite une immersion spirituelle et intellectuelle profonde dans le texte et le message révélés. Il s’agit ici d’extraire (istinbât) les prescriptions islamiques quant aux exigences de la foi (arkân al-imân), à la pratique religieuse et à ses fondements (arkân al-islâm). Plus généralement, il s’agit de déterminer les catégories et la hiérarchie des lois et des règles (al-ahkâm) qui vont permettre d’offrir à la conscience de chacun et au commun des musulmans un cadre de référence quant aux obligations, aux interdits, aux règles essentielles (al-usûl) ou secondaires (al-furû’), au domaine du culte (al-‘ibadât) ou à celui des affaires sociales (al-mu’âmalât), etc. La lecture du Coran ne suffit pas ici : non seulement l’étude des sciences du Coran (‘ulûm al-Qur’ân) est une condition mais la connaissance d’un pan entier de la tradition prophétique s’impose (‘ulûm al-hadîth) car elle est la référence première de la mise en application du message coranique par le Prophète (BSL) lui-même. Ainsi il est impossible, à la seule lecture du Coran, de savoir comment prier : il faut le concours des traditions prophétiques authentifiées pour déterminer les règles de la gestuelle de la prière, premier pilier de l’islam. On le voit, ce troisième niveau de lecture exige des connaissances et des compétences singulières qui ne peuvent s’acquérir que par un travail approfondi sur les textes, l’environnement et, bien sûr, la connaissance familière de la tradition classique et séculière des sciences islamiques. Dans ce domaine, il est non seulement dangereux, mais fondamentalement erroné, de se permettre de gloser sur les prescriptions musulmanes et la pratique à partir d’une simple lecture du Coran. Certains musulmans, à partir d’une approche littéraliste ou dogmatique, s’engagent dans des interprétations tout à fait fausses et inacceptables des versets qu’ils n’ont ni les moyens, ni parfois l’intelligence, de mettre en perspective vis-à-vis du message global, de la chronologie ou des circonstances de la révélation (asbâb an-nuzûl). Des orientalistes, des sociologues ou des commentateurs non musulmans leur emboîtent parfois le pas en extrayant du Coran des passages qu’ils analysent en faisant fi de tous les outils méthodologiques utilisés par les ‘ulamâ’.
Il faut encore ajouter qu’au-delà de ces différents niveaux de lectures, on devra encore tenir compte des différentes interprétations proposées par la grande tradition classique de l’islam. Certes, tous les musulmans considèrent que le Coran est la dernière révélation divine, mais depuis l’origine, il fut clair, et les Compagnons même du Prophète (BSL) l’ont vécu au premier chef,que l’interprétation des versets était plurielle et qu’il existait donc, dans le respect des normes sémantiques, une diversité acceptée de lectures parmi les musulmans. D’aucuns ont d’ailleurs faussement avancé que c’est à cause du fait que les musulmans croient que le Coran est la parole de Dieu que l’interprétation et la réforme leur est impossible. Cette croyance serait la cause de l’impossible approche historico-critique du texte révélé. L’élaboration des sciences coraniques, les outils méthodologiques utilisés par les ‘ulamâ’ ainsi que l’histoire de l’herméneutique et des commentaires du Coran (tafâsîr) prouvent que cette conclusion est infondée. Depuis l’origine les trois niveaux de lectures dont nous venons de parler ont permis d’élaborer une approche appliquée des textes qui impose à celle ou à celui qui s’y penche d’être en phase avec son époque et à renouveler sa compréhension (at-tajdîd). Ainsi le caractère dogmatique, parfois momifié et sclérosé, de la lecture ne tient pas à l’Auteur du texte mais bien à l’esprit et à la psychologie de son lecteur. Ainsi peut-on lire l’œuvre d’un homme, de Marx à Keynes, de façon dogmatique et fermée et approcher la Révélation divine de façon profonde, critique et ouverte. L’Histoire de la civilisation islamique en est une preuve suffisante.
Ajoutons encore qu’il ne convient pas de différencier absolument les deux approches, celle du cœur et celle de l’intelligence, quant au rapport au Coran. Tous les savants spécialisés dans les études coraniques, sans exception, ont exprimé et rappelé l’importance de la dimension spirituelle quant à l’accompagnement de l’approfondissement intellectuel du sens du Coran. Le cœur a une intelligence : « N’ont-ils pas des cœurs avec lesquels ils comprennent... », interpelle le Coran pour nous indiquer que la seule lumière de l’intellect ne suffit pas. La tradition musulmane, des spécialistes du droit aux mystiques soufis, conjuguent en permanence les deux dimensions : l’intelligence du cœur dispense la lumière au moyen de laquelle l’intelligence de l’intellect observe, perçoit et extrait le sens. Parole sacrée, le texte possède ses évidences, ses secrets et ses silences que le rapport au divin et sa proximité dévoilent à l’intelligence humble, pieuse et contemplative. La raison ouvre le Livre et le lit mais c’est accompagnée du cœur et de la spiritualité qu’elle le pénètre et le comprend.
Le défi de traduire
La traduction n’est pas le texte original et nulle traduction n’est parfaite. Certaines préservent le sens et perdent la psalmodie et la poésie, d’autres au contraire s’approchent de l’intuition, du souffle mais trahissent le sens. L’équilibre est difficile.
Le Livre a été révélé en « une langue arabe claire » et pour tous les musulmans du monde, l’arabe est bien la langue du Coran. Il faut néanmoins éviter de confondre ce consensus sur la langue avec l’idée que la culture arabe serait la culture de l’islam. Il n’en est rien et les principes de l’islam permettent d’intégrer les cultures du monde entier jusqu’aux limites de ce qui s’oppose à une prescription ou à un interdit explicite. Ainsi les langues sont des bénédictions et des signes et la diversité des traditions et des coutumes est une richesse que l’humanité doit préserver et sur laquelle elle doit méditer. Les traductions du Coran doivent, en ce sens, tenter de transmettre le contenu et le sens du texte mais également chercher à s’adapter à la nature de la langue de traduction, à son rythme, à sa poésie et singulièrement à sa psychologie. Il s’agit d’un double défi : on sait que certains mots sont polysémiques, que des mots différents renvoient à des concepts similaires, voire que les connotations peuvent être exactement inversées selon le contexte. De tout cela, il faut chercher à rendre compte et à transposer ces nuances au cœur du phrasé de la langue-récipient. Une gageure.
Miroir de l’Univers
Pour le cœur et la conscience musulmane, le Coran est le miroir de l’Univers. Ce qui fut traduit par « verset » par les premiers traducteurs occidentaux, se référant au vocabulaire biblique, signifie en arabe, littéralement, « signe » (âyah). Ainsi le Livre révélé, le Texte écrit, est constitué de signes (âyât) de la même façon que l’Univers, à l’image d’un Texte devant nos yeux déployés, est foisonnant de ces mêmes signes (âyât). Lorsque c’est l’intelligence du cœur qui lit le Coran et le monde, et non la seule intelligence analytique, alors les deux Livres se parlent, se font écho, et chacun d’eux parle de l’autre et de l’Unique. Les signes rappellent le Sens... de naître, de vivre, de sentir, de penser et de mourir.
Mais l’écho est plus profond encore et appelle l’intelligence humaine à la compréhension de la Révélation, de la Création et de leur harmonie. Comme l’Univers possède ses lois fondamentales et son ordre régulé (an-sunan al-Kawniyya) que l’être humain doit respecter lorsqu’il agit sur son environnement (quel que soit le lieu où il se trouve) ; de la même façon le Coran stipule des lois, un code moral et une pratique que la musulmane et le musulman doivent respecter quels que soient l’époque ou l’environnement. Ce sont les invariants de l’Univers et du Coran. Les ‘ulama’ utilisent le terme « qat’y » (définitif, non sujet à interprétation) lorsqu’ils se réfèrent à des versets coraniques (ou à des traditions prophétiques authentifiées, ahâdîth) dont l’énoncé est clair, explicite et n’offre aucune latitude à une interprétation figurative. De la même façon la Création s’appuie sur des lois universelles que l’on ne peut négliger pour vivre. La conscience croyante aborde les cinq piliers de l’islam comme la loi de la gravitation : ils sont une réalité au-delà de l’espace et du temps, hier comme aujourd’hui, ici ou là-bas.
Mais comme l’Univers est en constant mouvement, riche d’une infinie diversité d’espèces, d’êtres, de civilisations, de cultures et de sociétés ; de même le Coran, par la latitude d’interprétation offerte par la majorité des versets, par le caractère général des principes d’actions qu’il édicte quant aux affaires sociales, par les silences qui le traversent (mettant en avant le principe premier de la permission dans l’ordre de l’agir humain) ; de même, disions-nous le Coran, permet à l’intelligence humaine d’appréhender les évolutions de l’Histoire, la pluralité des langues et des cultures et de s’inscrire ainsi dans les sinuosités du temps et les paysages de l’espace.
Entre l’Univers et le Coran, entre ces deux réalités, entre ces deux Textes, l’intelligence humaine doit apprendre à distinguer les lois fondamentales et universelles (ath-thawâbit) des règles et des modèles circonstanciels et historiques (al-mutaghayyirât). Elle doit faire preuve d’humilité devant l’ordre, la beauté et l’harmonie de la Création et de la Révélation, en même temps qu’elle doit gérer avec responsabilité et créativité ses propres réalisations ou interprétations productrices d’extraordinaires réussites mais aussi d’injustices, de guerres ou de désordres. Entre le texte et le contexte, l’intelligence du cœur et l’intelligence analytique déterminent des normes, reconnaissent une éthique, produisent du savoir, nourrissent la conscience et développent l’entreprise et la créativité dans tous les domaines de l’action humaine. Ainsi, loin d’être une prison ou un carcan, la Révélation est une invitation faite à l’Homme de renouer avec son être le plus profond pour y retrouver tout à la fois la reconnaissance de ses limites et l’extraordinaire potentiel de son intelligence et de son imagination : se soumettre à l’ordre du Juste et de Son éternité et se savoir libre et autorisé à réformer les injustices au cœur des ordres ou des désordres de l’humaine temporalité.
Le Coran est un Livre pour le cœur autant que pour l’intelligence. Dans sa proximité, la femme ou l’homme qui possède une étincelle de foi sait son chemin et ses insuffisances. Nul besoin d’un Shaykh, d’un savant ou même d’un confident ; au fond le cœur sait... le cœur sait déjà. Tel était le sens de la réponse du Prophète (BSL) lorsqu’il fut questionné sur le sentiment moral. A la lumière du Livre, il avait répondu : « Interroge ton cœur ». Et si d’aventure, l’intelligence devait se lancer dans les méandres complexes des différents niveaux de lecture, de l’éthique appliquée aux règles de la pratique, alors il ne faut jamais oublier de s’habiller de cette pudeur intellectuelle qui seule révèle les secrets du Texte... car « ce ne sont pas les yeux qui sont aveugles, mais les cœurs, à l’intérieur des poitrines ». Ce cœur, humble et éveillé, est le fidèle ami du Coran.
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